Louis de Rougemont chez les cannibales
Naufragé parmi les cannibales du golfe de Cambridge, l’explorateur Louis de Rougemont a construit une hutte en coquille d’huitre, surfé sur le dos d’une tortue de mer, appris l’évangile à son chien et porté les os de son enfant en sautoir. Du moins c’est ce qu’il affirme en 1898 dans le Wide World Magazine.
LA PLUS INCROYABLE DES HISTOIRES
En 1890 les récits de voyages dans les terres australes sont nombreux. Robert Louis Stevenson s’est installé à Samoa, et les iles des mers du sud dégagent une aura quasi mythique propagée par les récits d’Herman Melville et de Charles Warren Stoddard. L’archipel exotique devient un motif littéraire et le sauvage un personnage type. La société britannique est devenue une grande consommatrice de fiction mettant en scène des naufrages et des chasses au trésor. Ces romans d’aventures paraissent d’abord dans des magazines comme The Boy’s Own Paper ou le fameux Blackwood Magazine dont les récits sensationnalistes ont souvent été la cible des satires de Poe.
L’homme qui se présente cet après-midi d’été 1898 dans le bureau de William Fitzgerald, éditeur du Wide World Magazine, est de haute taille. Son visage émacié est tanné par le soleil. Sa barbe grise est fournie et entretenue, et ses cheveux sont remarquablement longs. Sa veste en tweed est mal ajustée et indique un vêtement de location.
La carte de visite qu’il tend à Fitzgerald annonce : Monsieur Louis de Rougemont.
L’homme se déclare être l’acteur et le principal témoin de la plus incroyable aventure jamais vécue et racontée par l’homme. Il se propose de la céder au magazine si Fitzgerald accepte de la publier. Fitzgerald se montre intéressé, seulement l’histoire n’est pas encore écrite et il donne 10 livres d’avance à de Rougemont pour que celui-ci se mette au travail. Le récit que va faire de Rougemont de ses prétendues aventures va alors captiver ses lecteurs pendant de longs mois.
L’explorateur affirme en effet avoir passé plus de trente années parmi les cannibales de l’arrière-pays australien.
L’histoire est suffisamment incroyable pour mériter quelques preuves de sa véracité. Fitzgerald en vient à demander leurs avis à deux éminents spécialistes, le Dr J.J. Scott-Keltie, secrétaire de la Royal Geographical Society, et le Dr H.R. Mill, son libraire. Les deux savants sont formels : les détails donnés par de Rougemont sont authentiques et impossible à inventer. De Rougemont est clairement, ajoutent-ils, le témoin véritable d’expériences remarquables.
C’est une fructueuse nouvelle pour Fitzgerald. Quand le premier numéro des aventures de Louis de Rougemont paraît, les ventes explosent.
LE NAUFRAGÉ DES TERRES AUSTRALES
Voici l’aventure telle qu’elle fut racontée dans la première livraison du Wide World Magazine.
Louis de Rougemont est né à Paris en 1844 au sein d’une famille prospère, avant d’être emmené par sa mère à Montreux pour y être éduqué. En Suisse, il apprend la géologie ainsi que l’acrobatie et le tir à l’arc.
Ayant le gout du voyage, il s’embarque pour l’Asie avec l’idée de s’arrêter en Indochine française. Mais à Singapour il change brusquement d’itinéraire et s’engage comme volontaire sur le petit schooner allemand du capitaine Peter Jensen.
L’embarcation fait voile vers Batavia (aujourd’hui Jakarta) afin de recruter des plongeurs pour la pêche à la perle, puis jette l’ancre sur la côte ouest de la Nouvelle-Guinée.
De Rougemont a investi tout son petit capital dans cette entreprise. Sa tache est de rester sur le pont et d’attendre le retour des plongeurs pour ouvrir les huitres et compter les perles. Il décrit très précisément la technique de pèche et les mésaventures des plongeurs, et passe en revue quelques monstres marins comme la pieuvre géante ou un monstrueux poisson avec une énorme tête velue et de fantastiques moustaches.
Après un affrontement contre des papoues à bord de leurs canoës, Jensen et son équipage mettent voile vers des eaux plus tranquilles avec pour butin plus de 50 000 livres en perles précieuses.
C’est à ce moment que Louis de Rougemont fait intervenir la mauvaise fortune dans son récit. Un jour qu’il ouvre une perle pareille à mille autres il découvre à l’intérieur trois perles noires.
Ces perles vont causer la perte du capitaine Jensen en réveillant son avidité. Les perles noires sont rares et n’ont pas de prix, en découvrir une seule suffit à mener une vie de prince pour le restant de ses jours, mais Jensen s’imagine trouver partout ce qu’il a eu la chance de découvrir quelque part. Contre l’avis de Louis de Rougemont qui prédit une tempête imminente, il insiste pour que les opérations se poursuivent. Nous sommes en juillet 1864 et de Rougemont attend le retour du capitaine et des plongeurs. Bruno, le chien de Jensen, un colossal dogue australien, lui tient compagnie. Soudain les vents se lèvent. Un cyclone tropical ! Le schooner est soufflé. De Rougemont s’attache à l’aide d’une corde d’amarrage au mât du bateau et voit, impuissant, ses compagnons disparaitre dans les profondeurs sous la furie des vagues.
La tempête fait rage pendant un jour et une nuit. De Rougemont se retrouve seul, perdu dans l’Océan. C’est alors qu’un jappement se fait entendre. Bruno est vivant ! De Rougemont reprend espoir. Il confectionne une nouvelle voile et se fait un gouvernail de fortune à l’aide de deux rames, puis met cap vers le sud.
Au treizième jour il découvre une bande de terre. Des sauvages à la peau noire, nus et velus, l’assaillent depuis la plage. Ils lancent sur lui des sortes de boomerangs qui reviennent vers eux en sifflant. De Rougemont leur échappe et parvient à diriger le bateau à l’ouest mais, quelques jours plus tard, celui-ci se brise sur un récif.
Alors à lieu une scène extraordinaire. De Rougemont, tombé à l’eau, est presque à bout de forces quand il est sauvé par Bruno. Le chien prend dans sa gueule ses longs cheveux — que l’explorateur n’a jamais coupé depuis son enfance — et commence à nager vers la terre ferme. De Rougemont, pour lui faire économiser ses efforts, se met à mordre la queue de l’animal. Ainsi accroché par les dents à Bruno il met enfin le pied sur le plancher des vaches.
L’infortuné naufragé ne sait pas où il se trouve mais il commence à s’organiser. Il récupère ce qu’il peut de l’épave : des provisions d’eau potable, de la farine, de la nourriture séchée, du grain, des lentilles, quelques bouteilles de rhum et des outils. La poudre est inutilisable puisqu’elle a pris l’eau. Il oublie donc les fusils mais il parvient à mettre la main sur un tomahawk, un harpon et un arc.
Il plante des graines de maïs dans des carapaces de tortues retournées et se construit une hutte de coquilles d’huitres en utilisant du sable et du guano pour mortier. Avec la peau d’un requin il se fait un hamac. Pour ne pas souffrir de solitude il commence à développer une véritable relation intellectuelle avec Bruno. Il lui parle comme on parle couramment à un chien, mais il se met aussi à lui lire l’évangile et l’éduque de sujets philosophiques pointus. Le chien répond avec toute sa loyauté de coeur.
Mais de Rougemont dans son récit va plus loin encore : il découvre que le chien assimile les mots. Il affirme ainsi qu’il avait fini par comprendre des passages du Nouveau Testament.
Pour se déplacer dans les eaux peu profondes du lagon, de Rougemont navigue à dos de tortue. Pour tourner à gauche, il n’a qu’à pousser de son pied sur l’oeil droit. Il exécute l’opération inverse pour tourner à droite. Pour freiner, il pose ses orteils sur chaque oeil de l’animal.
Six mois se passent. Un jour, Bruno vient chercher son compagnon et maitre, il a aperçu au large un catamaran avec à son bord plusieurs figures humaines. Ainsi s’achève la première livraison des aventures de Louis de Rougemont. Pour les lecteurs de Wide World Magazine, l’attente est intenable. L’explorateur devient une célébrité internationale.
UN FAUSSAIRE ?
Avec la reconnaissance vint la controverse. Dans le Daily Chronicle un australien tourna en dérision la pieuvre géante, mais c’est surtout l’utilisation de la tortue comme moyen de transport qui attira l’attention des sceptiques. De Rougemont se défendit avec la logique propre aux excentriques. Il avait bien voyagé à dos de tortue dans les eaux peu profondes, en revanche il n’avait jamais tenté de naviguer dans les eaux profondes et ne pensait pas le fait réalisable.
Les débats se poursuivaient sans interruption dans les pages des journaux. Fitzegald annonça qu’il offrirait 500 livres à qui prouverait l’histoire fausse. L’amiral Moresby, qui connaissait bien la zone du naufrage et qui avait donné son nom a la capitale de Papouasie-Nouvelle Guinée, avait été en charge de la pèche aux perles dans le détroit de Torres dans les années 1870. Il écrivit une lettre au Daily Chronicle. À la grande surprise des lecteurs, il affirma la glisse à dos de tortue comme parfaitement réalisable. Il en donna pour preuve l’un de ses hommes qui avait glissé de la sorte pendant dix minutes, parfois à la surface et parfois sous l’eau. Il affirmait qu’un homme ayant tout son temps de disponible pouvait parfaitement parvenir à ce résultat. Pour un moment les débats furent interrompus. On ne savait trop quoi argumenter pour contredire l’amiral. On finit par conclure que la chose était invérifiable.
Pendant ce temps, dans le nouveau numéro du Wide World Magazine, les extraordinaires aventures de Louis de Rougemont se poursuivaient.
A bord du catamaran il avait découvert un homme, une femme, et deux jeunes garçons. Tous nus et inconscients. Ils ouvrirent les yeux dans la hutte après que de Rougemont leur ait versé une grande rasade de rhum dans la gorge. Les trois sauvages prirent peur en découvrant la peau blanche, les longs cheveux et la barbe de leur sauveur. Ils crurent se trouver en présence du mystérieux grand esprit. À partir de cet instant, ils le considérèrent comme un être immortel et se mirent à son service.
Il baptisa l’homme M. Yamba. C’était, selon de Rougemont un gros sauvage à l’aspect repoussant avec un tempérament morose et renfrogné. La femme, Mme Yamba, était d’une beauté peu conventionnelle. Ces yeux reflétaient une intelligence certaine et elle apprit vite quelques rudiments d’anglais. Elle lui expliqua qu’une tempête les avait éloignés de leur terre natale. De Rougemont se prit de tendresse pour elle
En mai 1867 ils prirent la mer et atteignirent une ile recouverte d’une épaisse fôret tropicale. Selon les calculs de l’explorateur, ils devaient se trouver près du golfe de Cambridge, dans un atoll qu’il identifia plus tard comme étant celui de Sandy Island. Beaucoup de bateaux s’étaient déjà échoués sur les côtes hostiles australes, en 1823 trois hommes avaient passé sept joyeux mois parmi les aborigènes des Queensland. En 1849 une certaine Miss Barbara Thompson s’était enfuie après cinq années moins heureuses passées captive parmi les natifs de l’ile du Prince de Galles près de Cape York. De Rougemont rencontra des aborigènes qui s’étonnèrent de la pigmentation de sa peau. Le petit groupe fut conduit sur une ile plus grande de l’archipel et fut accueilli par des danses rituelles. On examina son chien, ses outils, ses vêtements. Sur l’ile, de Rougemont s’exerça à la course à dos d’émeu et au tir au wombat.
Un jour deux chefs vinrent le voir. Entre eux se tenait une jeune créature nubile de plaisante apparence. Un des chefs tendit à l’explorateur son waddi, un gros bâton à poignée, et lui ordonna de frapper la jeune fille sur la tête. De Rougemont en conclut avec horreur qu’un festin cannibale était en préparation. La jeune fille souriait naïvement. L’explorateur tenta de gagner du temps et s’assit calmement pour entamer la discussion. Les chefs parurent contrariés.
Pour sauver l’innocente, De Rougemont expliqua avoir eu une vision : le grand esprit l’avait visité et lui avait révélé que manger des gens était une mauvaise chose. Les deux chefs et la jeune fille furent pris d’un fou rire. Mme Yamba apparut alors et expliqua à l’explorateur sa méprise : sot de Rougemont, la fille n’est pas pour manger mais pour s’accoupler.
L’explorateur conclut vite à un changement d’épouse et pris pour femme Mme Yamba, M. Yamba n’y trouva rien à redire. La nouvelle vie maritale de Louis de Rougemont fut heureuse et il passa ainsi deux années parmi les aborigènes de l’ile. Dans le Wide World Magazine il décrivit en détail les orgies cannibales ainsi que les rites magiques.
BIEN AU CHAUD DANS LE VENTRE D’UN BUFFLE
Nous sommes à la mi-septembre 1898 et la British Association tient son congrès à Bristol. De Rougemont en est le phénomène principal.
Il livre alors deux papiers, l’un sur ses découvertes géologiques, l’autre sur ses observations anthropologiques. Ce dernier rapport ranime les débats.
Louis de Rougemont y racontait, entre autres, sa première expédition en canot en compagnie de Mme Yamba et Bruno. Après avoir débarqué sur une bande de terre, ils se perdaient dans un désert de sable rouge et l’explorateur, assoiffé, refusait de boire du sang de rat. Pour le tenir hydraté, Bruno se mettait alors à lui lécher le corps. Tout semblait perdu quand Mme Yamba avait l’idée de percer un arbre à l’aide du tomahawk et d’en récolter assez d’eau pour remettre l’explorateur sur pied.
C’est là une mise en bouche. Dans la suite de son rapport ils échappent à un banc d’alligator et continuent leurs route vers le nord, pensant atteindre le cap York. Dans le camp anglais abandonné de port Essington, de Rougemont contracte la malaria. Dans sa fièvre il peine à reconnaitre la fidèle Mme Yamba. C’est à ce moment que celle-ci donne naissance à un enfant qu’elle dévore. Quelque peu horrifié, Louis de Rougemont admire pourtant la dévotion de son épouse. C’est la tradition des aborigènes de sacrifier le nouveau-né si celui-ci est plus utile sous forme de nourriture. Mme Yamba s’est nourrie de l’enfant pour avoir les forces suffisantes afin de sauver le père. Elle a ensuite réuni les os qu’elle porte dans un petit sac autour de son cou.
Ici de Rougemont omet quelques détails, tout en faisant la confidence que l’héroïque femme lui a donné son sein qu’il puisse retrouver des forces. Il trouve ensuite un buffle échappé du bétail domestiqué du camp Essington. Il lui ouvre l’estomac et se blotti à l’intérieur de la carcasse pour tester l’efficacité d’un remède contre la fièvre très populaire chez les natifs. Il s’endort ainsi dans un mélange de sang chaud et d’intestins. Mme Yamba le délivre vingt-quatre heures plus tard. Il émerge alors comme s’il était sorti tout frais du ventre maternel. Né de nouveau, couvert de sang, malodorant, mais régénéré.
Avec l’explorateur de nouveau sur pied, le petit groupe est finalement repoussé par une tempête et revient avec désolation à son point de départ.
Voilà le récit que fait Louis de Rougemont à Bristol. Il lui reste encore à couvrir vingt ans d’exil.
Son imagination ne tarit pas. Il narre ses exploits guerriers, le voici qui fond sur une tribu adverse, ses longs cheveux noués en une longue tresse droite au-dessus de sa tête, son corps couvert de tatouages, ses pieds dans des échasses. Durant une excursion sur la côte sud-ouest en compagnie de Mme Yamba et Bruno, prés du golfe de King Sound, il apprend par la bouche d’un natif qu’un chef local possède deux femmes blanches. Dans la hutte du chef, Mme Yamba découvre deux misérables jeunes filles de quinze et dix huit ans, blanches comme le lait et parlant la langue de de Rougemont. L’explorateur tue le chef au couteau et escorte les demoiselles au golfe de Cambridge.
Pendant trois ans sa hutte devient un ménage à quatre. De Rougemont réintroduit ses deux protégées à la civilisation. Il leur fait des couverts en os ainsi qu’un jeu de criquet. Il leur récite Byron et La Fontaine.
Dans le Wide World Magazine, les lecteurs sont captivés par l’apprentissage des deux jeunes anglaises.
L’HISTOIRE RÉVÉE ET L’HISTOIRE VERITABLE
De Rougemont s’est-il lassé de son histoire à mesure qu’il la développait ? Quoi qu’il en soit il commence à abréger. Il veut rester seul témoin de son aventure, pour cela il doit tuer ses personnages.
Un jour il aperçoit un bateau au large. Il ameute la tribu. Les cannibales se précipitent à la rencontre des passagers du vaisseau qui interprètent mal leurs intentions et ouvrent le feu. De Rougemont tombe de son canoë qui chavire et les deux jeunes filles disparaissent, noyées.
Culpabilisé par cette perte et fatigué de la vie sauvage, il prend avec lui Mme Yamba et Bruno, et décide de s’ouvrir une route vers le sud. La suite de son récit couvre quinze années. De Rougemont passe rapidement sur les détails de son expédition. Il témoigne d’étranges désastres, une invasion de rats, de serpents, une pluie de criquets, de poissons.
Le récit prend alors un tour plus fabuleux encore, et il est facile, en découvrant la suite des péripéties de Louis de Rougemont, de déceler l’influence des romans d’aventures et des comptes-rendus de voyages. S’il ne découvre pas de cité perdue, il rencontre, en revanche, la fille de Ludwig Leichhart. Un illustre explorateur disparu en Australie. Il prend aussi soin d’un fou, un vieillard anglais qui finit par lui révéler être Alf Gibson, membre de l’expédition menée par Ernest Giles en 1873.
Finalement, le brave chien Bruno meurt dans son sommeil. Mme Yamba, après avoir donné naissance à deux enfants morts jeunes (de maladie et non pas cuits), s’éteint paisiblement.
Les protagonistes de son récit disparus, de Rougemont prend le chemin du retour. Cette Fois, il est chanceux. Il découvre un campement anglais. Il est ensuite envoyé en tant que fou vers Perth où il exerce quelques métiers, puis part pour Melbourne, Sydney, Brismane et Auckland. En 1897 il se trouve dans un bateau qui fait voile vers Londres.
Ainsi s’achève la plus incroyable histoire qu’un homme ait jamais racontée.
Incroyable, elle l’est en effet. Elle est constituée d’exagérations, de faits invérifiables et de détails pris à diverses sources. L’engouement des récits de voyage dans les terres sauvages des colonies de la reine est à l’époque une affaire sérieuse. De Rougemont est un bon narrateur mais pour la société britannique il faut que son histoire soit vraie. Comme témoignage véritable elle était d’une haute importance, comme fiction elle ne valait rien.
En 1898 The Strand Magazine publie un article dans lequel il dépeint Louis de Rougemont comme un homme qui a passé trop de temps au soleil. On trouve son anglais trop fluide pour un français et on ne croit pas, comme il l’affirme, qu’il ait pu l’apprendre à l’école.
Des informations parviennent d’Australie. Il n’y a pas d’émeus au golfe de Cambridge. On se demande aussi comment le naufragé a pu passer sous la ligne télégraphique d’Overland sans même la mentionner ou sans l’idée de la suivre pour rejoindre la civilisation. D’un autre côté, on reçoit la lettre d’un homme qui affirme avoir rencontré Peter Jensen, il aurait survécu au terrible cyclone et vivrait une vie de reclus en Nouvelle-Guinée.
En Octobre 1989 l’histoire de de Rougemont fait encore les grands titres. Mais les propos tenus dans les articles sont différents. On parle d’imposture historique, de fraude. Le Daily Telegraph de Sydney a en effet identifié une portrait de l’explorateur paru dans Wide Word Magazine comme étant Henry Louis Green, résidant à Sydney depuis dix sept ans, et devenu une sorte de vagabond après avoir abandonné femme et enfants.
En France une famille noble du nom de de Rougemont ne connait rien de lui. Mais selon le Daily Chronicle il existait en Suisse une famille Grin, des fermiers de Yverdon qui avaient un fils, Henri Louis. Celui-ci avait quitté la maison à dix-sept ans et n’avait plus jamais été vu. Enfin remonte à la surface un rapport au sujet d’un nouvel appareil fantaisiste destiné à la plongée dont la promotion avait été faite par un certain Mr H.L. Green de Frith Street, Soho.
Alors est publiée la véritable histoire de Louis de Rougemont, de son vrai nom Henri Louis Grin. Celle-ci est tout aussi intéressante que son aventure imaginaire.
Né dans le canton de Vaud, il avait quitté la Suisse pour venir en Angleterre où il était entré au service de l’actrice Fanny Kemble en tant que garçon de courses. Il avait traversé l’Europe en sa compagnie. Il avait ensuite travaillé comme valet au service d’un homme politique en Australie. C’est dans l’entourage de cet homme qu’il avait récolté certains détails de son témoignage fantastique. En Australie, il avait également rencontré un écrivain du nom de de Rougemont, auquel il empruntera l’identité.
On le retrouve ensuite comme vendeur, cuisinier, inventeur d’appareils de plongée et de substituts alimentaire. Puis il se fait une réputation comme spirite à Wellington, en Nouvelle Zélande. Il est finalement de passage à Londres, et c’est dans la salle de lecture du British Museum, où il passe le plus clair de son temps, qu’il élabore son extraordinaire récit.
On ne sait pas bien ce qu’il advint d’Henri Louis Grin. Quand les journaux anglais criaient à l’imposture, il était déjà revenu en Suisse.
On sait cependant qu’après avoir été un faux naufragé, il se plut à se faire connaitre comme un véritable menteur. Fin 1898 il adressa une lettre au Daily Chronicle, signée Henri Louis Grin, dans laquelle il s’insurgeait du fait qu’on l’ait confondu avec Louis de Rougemont. Un an plus tard on le trouva en Afrique du Sud. Il dirigeait une tournée de music-hall intitulée Le plus grand menteur du monde.
Le 9 juin 1921 mourrait, dans une infirmerie de Londres, un dénommé Louis Redmond. C’était la dernière identité qu’avait empruntée Henri Louis Grin. Neuf ans plus tard, l’excentrique Sir Osbert Sitwell, se rappelait avec affection d’un vagabond à la barbe longue, à l’air intelligent, qui vendait des allumettes sur Shaftesbury Avenue. On lui avait souvent dit que cet homme était Louis de Rougemont. À la mort de Louis Redmond, le vagabond ne réapparut plus.
Difficile de savoir, de la réalité ou de la fiction, ce qui est le plus étrange dans l’histoire d’Henri de Rougemont. Mais c’est par la fiction que l’explorateur avait choisi de se raconter. Il est de grands voyageurs qui ne sont jamais partis et il est de grandes aventures qui n’ont pas besoin d’être vraies.
SUR LE SUJET
- Geoffrey Maslen: The Most Amazing Story a Man Ever Lived to Tell (1977)
- The adventures of Louis de Rougemont (stories from Wide World Magazine, volume 3, May 1899 & June 1899)
- Rod Howard: The Fabulist: The Incredible Story of Louis De Rougemont (2006)
- Donald Marguiles: Shipwrecked! An Entertainment: The Amazing Adventures of Louis de Rougemont (As Told By Himself) (2007)